File de la stupeur, par Thierry-Marie Delaunois écrivain
Par
Delaunois Thierry-Marie
Le 23/03/2020
Dans Partage II
CONFITURES ET DéCONFITURES du CONFINEMENT, chronique
I : File de la stupeur
Mon Dieu, si j'avais su qu'un jour... à cette époque... c'est pas possible... je n'y crois pas... quelle affaire... c'est la fin, la fin... pas trop près, s'il vous plaît... mais pourquoi cette file n'avance-t-elle pas? Réellement toute la gamme des réflexions, stupeur et angoisse mêlées, contrôle et maîtrise de soi de l'ordre de l'inconcevable tant cette situation est inédite, singulière, presque surréaliste. Un virus nommé Covid-19 par les scientifiques a décidé de décimer la planète, ne faisant que peu de quartier, s'attaquant en premier aux plus vulnérables. Chaos prévisible?
Bigarrée, la file d'attente se révèle insolite, nerveuse, l'un observant avec inquiétude le ciel bleu, l'autre d'un air perdu ses baskets, un autre encore les êtres faisant la file comme lui, ceux-ci se tenant à distance respectueuse les uns des autres. Surtout ne pas se laisser approcher pour éviter de se faire contaminer par ce maudit virus importé de Chine. D'une contrée devenue plus que douteuse pour toute la planète. Se parler, même à distance, est-ce sans danger? Vole-t-il, l'animal, pour atterrir soit sur le nez, soit sur les lèvres, soit sur la bouche? Les regards sont ternes, habités du gris de l'angoisse: le souci n'est pas mince, non c'est bien plus qu'un souci en fait, une calamité même! Comment cela a-t-il pu se produire? L'heure est grave.
Certains ont remonté leurs écharpes devant leurs bouches, d'autres portent d'étanches gants en latex, d'autres encore un masque de protection qui leur dissimule la moitié du visage. Se protéger, à tout prix, le mieux possible, du virus, des autres, le maître-verbe quitte à se faire juger, mal voir! Se préoccuper du regard de l'autre, si pas carrément de l'autre, en ces temps troublés? L'utopie suprême manifestement!
La file... mais pourquoi? Dans le supermarché on accepte en fait un maximum de quarante clients simultanément, pas davantage, et ils doivent se tenir à un minimum de un mètre cinquante les uns des autres, le règlement par carte bancaire privilégié, alors qu'à l'entrée un gardien de la sécurité soucieux veille à ce que chaque consommateur se désinfecte convenablement les mains avant de pénétrer dans les lieux. Lorqu'un client quitte enfin le supermarché, un autre peut entrer, charrette hurlante et ruante qui se remplira au fur et à mesure de la quête des produits tant convoités. Le Graal du consommateur. Un code de la route intérieur? Les charrettes et chariots vibrent, virent, se frôlent, s'arrêtent brusquement, causant à l'occasion un début de panique chez le quidam le plus proche, mais pas trop, qui bientôt s'éloigne, le regard en coin. Atteint du virus, le bonhomme? Non, il n'a ni éternué ni toussé, déjà un bon point! Psychose latente...
Ces mots en p? Je commence vraiment à les appréhender, ils sont tous liés au... problème! Pénétration, propagation, pandémie, protection, peur, psychose, panique, pénurie, et j'en passe certainement.
Pénurie... Mince alors! Pâtes, cafés, sucres, confitures et papiers absorbants se sont tirés de leurs rayons pour se précipiter dans les charrettes poussées par des clients avides (à vide?). Ne pas louper le dernier article dont ils ont besoin - et encore -, quitte à heurter les autres dans leur sensibilité. Concurrence, folle compétition, course effrénée au produit qui leur sauvera non pas la vie mais l'estomac. Pour ne pas dire l'ego. Est-on bien sur terre, cette planète censée humaine où sans partage règnent la solidarité et la tolérance? Où devraient régner...
Les seniors? Dignes et respectueux: ils attendent leur tour, purement et simplement, la plupart l'air stoïque, d'autres dévisageant des jeunes aux comportements des plus suspects, sans doute prêts à dépasser le distrait pour pouvoir s'enquérir le plus rapidement possible de leurs paquets de chips avant que le rayon ne soit totalement délesté. Concurrence, folle compétition, des gagnants et des perdants comme toujours. Rien ne change.
Le supermarché passage obligé: s'alimenter est primordial et pour y parvenir, il faut se réapprovisionner. Aucune alternative, le braquage étant puni par la loi. De nombreuses boutiques ont dû fermer leurs portes temporairement pour éviter toute contamination. Le non-alimentaire principalement. Espérons qu'il y ait le moins possible de bilans déposés au bout du compte, ce virus ne faisant manifestement point dans la dentelle. Décès d'êtres humains, décès de commerces, du stress et de l'angoisse en permanence avec le danger d'états dépressifs et de burnout, chemin faisant. Nos nerfs sont mis à rude épreuve, le confinement forcé pouvant mener à l'asphyxie mentale et pas seulement! Tenir le coup, s'en sortir, oui mais comment? Et si cela perdure encore dix semaines ou même davantage? C'est ici qu'entrent en scène la persévérance, la patience et la résistance - ou résilience? - aux vents et marées déferlantes déclenchés par ce sinistre barbare venu nous plomber l'air.
L'air, "une épaisseur à laquelle on s'agrippe" (Christophe Guyon), qui nous est vital. Le chez soi ou sortir malgré tout? Affaire à suivre...