Extrait de Raconte-moi Mozart...de Thierry-Marie Delaunois
Extrait de Raconte-moi Mozart...de Thierry-Marie Delaunois
La mine boudeuse, Juliette - sept ans un mois douze jours! - avait posé ses yeux vert-de-gris mouchetés d'or sur son papa, faisant voltiger ses longs cheveux blond vénitien. Les taches de son émaillant son nez en trompette semblaient exprimer sa frustration, voire sa colère. Quand ce n'était pas de la confiture aux fraises, c'était de la confiture aux abricots, quand ce n'était pas de la confiture aux abricots, c'était de la confiture aux cerises ou aux myrtilles. Le fromage avait-il été rayé de la planète? Les vaches et les chèvres avaient-elles toutes disparu, décimées par le virus qui sévissait actuellement causant bon nombre de déshydratations et d'entérites? Toujours non identifié, il avait été surnommé le V.N.I. - à prononcer à la russe! - par les Bas-alpins. Le Virus Non Identifié, un beau salopard frappant sans distinction, liquéfiant quasiment la population. Trente pour cent de malades à l'école mais pas de quoi fermer le collège et le lycée. Dommage peut-être!
- Quoi? fit le papa complètement dépassé, et le mot était faible.
Trente-cinq piges, veuf, sans travail, porté sur les arts et les lettres, Adrien Matisse s'était enfoncé, s'impliquant uniquement dans sa survie. Leur survie à tous les deux. L'éducation de sa fille? Un calvaire! Rebelle, frondeuse, limite caractérielle - n'ayons pas peur des mots! -, Juliette tenait tête à son papa, un incapable sur bien des points. Du haut de ses sept ans, elle le jugeait. Souvent bête, parfois gentil, à l'occasion compréhensif.
- Juliette, mange! Tu es maigre comme un clou et...
- On m'appelle Colibri! J'suis Colibri. J'adore les colibris.
- Bien sûr! Un oiseau! Une tête de linotte qui picore plus qu'elle ne mange, qui pépie plus qu'elle ne parle. Tu es en deuxième, tu as besoin d'alimenter tes neurones, sinon...
Adrien s'interrompit: sa Juliette - Non, appelons-la plutôt Colibri! - venait de précipiter son couteau au sol, signe qu'il fallait l'aborder pincettes à la main. De plus son silence n'arrangeait pas les choses.
Alors il sut. Comment rétablir un semblant de paix et d'harmonie. Comme son papa, Colibri avait la fibre musicale et ce jeu qu'Adrien avait instauré leur plaisait à tous les deux.
Sourire aux lèvres, le père s'approcha du lecteur-CD monté sur piles, y inséra un disque et enclencha l'appareil.
Mozart: sonate pour piano K330, le début. Simplicité, grâce et élégance.
De retour à table, Adrien se mit à agiter une main au rythme du morceau, respectant scrupuleusement le tempo. Il adorait le son, un son doux et clair, du piano-forte, ancêtre du piano moderne, les nuances dynamiques qui en découlaient, sa tenue de note.
Sa fille toujours immobile, il commença soudain à dodeliner de la tête de manière amusante; bientôt elle l'imita mais en sens contraire. Les enfants aiment aller à contre-courant de leurs parents. Se faire remarquer? Leur spécialité.
- Mozart? C'est ça? questionna le papa qui semblait se creuser les méninges.
- Ben oui! Euh...1...7...5...6...1...7...9...1!
Adrien applaudit à tout rompre, au comble du bonheur:
- Bravo! 1756-1791. Il a vécu trente-cinq ans. J'ai l'âge qu'il avait à son décès.
Colibri avait appris par coeur les dates de naissance et de mort de quelques grands compositeurs classiques au compte-gouttes, prouvant par là qu'elle était dotée d'une bonne mémoire. Un défi que lui avait un jour lancé Adrien qui usait parfois de moyens mnémotechniques pour qu'elle retienne plus facilement les dates. C'était devenu un jeu, quasi une compétition. Des dates à retenir, pourquoi pas? La petite s'attendait à ce qu'il lui demande les chiffres pour Jean-Sébastien Bach, le dernier appris, mais son papa s'était tu, le regard fixe, quand:
- Beethoven? Tu as oublié, n'est-ce pas?
- Non!
Il lui fallait très vite retrouver les chiffres, il lui avait donné un truc. Pour Beethoven: le triple sept avec un huit. Heureusement, cela commençait toujours par le un, la naissance comme la mort.
- Tu ne sais plus, ma Juliette!
- Colibri!
- En effet...les oiseaux n'ont pas tant de mémoire...
- 1...7...7...0...1...8...2...7! Fastoche!
- Super! Bravo!
Soudain soupir d'Adrien, un soupir de satisfaction: sa fille s'en sortait bien à l'école, le seul point réellement positif dans leur train-train quotidien, une bénédiction en quelque sorte.
- S'il te plaît, ramasse ton couteau, ne le fais plus tomber car...
- Comment elle était, m'man? Pourquoi elle est morte?
La question avait fusé pour la énième fois; n'aimant pas s'étendre sur le sujet, le papa détournait souvent la conversation mais parfois faisait face.
- Je te l'ai déjà expliqué une centaine de fois: l'accouchement avait été pénible, il l'avait affaiblie considérablement. Ta maman était mince, fragile, sa santé pas des meilleures. Et ce n'est pas ta faute! Tu es aussi belle qu'elle, sais-tu, les mêmes yeux vert-de-gris, les cheveux aussi blonds, une...
- Ca, je sais, et elle avait un nom de fleur: Marguerite!
Marguerite jeune et jolie maman d'une nature douce, d'une beauté éthérée, sirène dans l'âme au tempérament fragile mais elle aimait la vie et son merveilleux Adrien. Elle avait porté son foetus avec bonheur, reléguant les difficultés de sa grossesse au second plan. Tout pour sa fille née un 14 février, d'où son prénom! La Saint-Valentin...les amours...Roméo et Juliette...
- Princesse en son coeur, un port de reine, ta maman, c'était le soleil, un tonifiant rayon pour tous, éclairant sans distinction tous ceux qui l'approchaient, sensible, soucieuse mais enjouée, enthousiaste et persévérante. Tu as son visage, ma chérie. Un doux visage.
Le dernier mouvement de la sonate défilait sous les doigts d'Alfred Brendel et les pupilles de Colibri lançaient des éclats. Des pépites de joie. Elle avait eu durant six jours une superbe maman, c'était déjà ça.
- Tu veux bien ramasser ton couteau et terminer ta tartine, s'il te plaît?
- Je n'dois pas en manger une troisième?
- Non! ça ira.
Satisfaite, la gamine inclina le buste, attrapa à l'aide de deux doigts le couvert qu'elle posa délicatement sur la nappe. Bah! Son papa n'était peut-être le meilleur des papas mais c'était son papa et, si parfois ce n'était pas vraiment un papa, elle continuerait pourtant à l'appeler papa. A part lui, elle n'avait personne excepté Paul et Fanny à l'école, c'était déjà bien ainsi. Soudain:
- Bach: 1...6...8...5...1...7...5...0!
- Je ne t'ai rien demandé, ma puce.
- Les colibris sont intelligents.
- Ah! Première nouvelle!
Instant de grâce? Si Mozart avait été absent de l'appartement, le doute aurait été permis. A cette seconde, Colibri se balançait sur sa chaise au rythme du mouvement final et ce matin, elle n'avait pas eu de crise. Le bol! Quant à sa digestion...
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