Indifférente, elle s’avança et déboucha en pleine lumière. L’éclatant soleil de cet après-midi d’été ne lui fit pas baisser la tête; au contraire, elle parut défier l’astre, redressant son visage vers lui. Son dernier jour...le vivrait-elle pleinement? Avait-elle pris la bonne décision? Plus rien... non, plus rien ne l’intéressait. Jeune, belle, intelligente et d’une santé de fer, Aurélie avait pourtant renoncé. Renoncé à tout. Soudain, elle consulta sa montre. Dans dix heures, elle... Non, elle préférait ne pas y songer. Pas maintenant. Ces fleurs de frangipanier semblaient lui parler: "Non, Aurélie. Pas de problème sans solution. Réfléchis... Tu n’as que vingt ans."
Mais elle avait pris sa décision. Peut-être la seule qu’elle ait véritablement prise depuis cinq ans. Elle huma l’air, respira un grand coup quand subitement un écureuil bondit sur le sol, la faisant sursauter. Que lui voulait-il? Méfiante, elle le dévisagea. Curieux, il la contemplait. Etrange tableau! En bordure de la clairière, deux êtres vivants, très dissemblables. Et pourtant...
Petit, tout mignon, il lui semblait plus humain qu’elle. Aurélie esquissa un sourire, le premier depuis des lustres, plongea ensuite une main dans la poche de sa jupe bleu marine. Celle de droite. Elle adorait les noix. Hasard? Déterminisme? Qu’importe! Déjà, elle avait trouvé un nom à son visiteur. Crocky. Quand elle tendit la main, celui-ci recula pour s’immobiliser près d’un buisson, espiègle mais attentif. Immobiles, Aurélie et Crocky s’observaient, instant charmant, magique.
Vivre pleinement son dernier jour alors que plus rien ne l’intéressait? Un réel paradoxe. Et si tout l’indifférait, pourquoi tendait-elle à présent une noix vers Crocky? Elle ne se rendait pas compte qu’elle souriait, que ses yeux bleu d’agate pétillaient. Mornes et ternes la veille, lumineux et quasi translucides en cet instant précis. Et elle avait donné un nom à ce petit être qui lui faisait face. A ce touchant écureuil qui n’avait aucune pensée morbide, contrairement à elle. Pourquoi? Elle l’ignorait.
C’est alors que l’incroyable se produisit: s’étant affalée dans l’herbe pour se trouver à son niveau, elle le vit s’approcher d’un mètre. Pas plus. Il semblait l’évaluer. La juger. Aventurier dans l’âme, écumeur des buissons, Crocky tâtait le terrain. A sa manière, et Aurélie se sentit sondée. Véritablement sondée. Pour la première fois de sa vie peut-être. Elle comprit alors qu’elle n’était pas devenue totalement imperméable. Un vent léger faisait bruisser le feuillage autour d’elle, le caressait, la caressait. Enchanteur, le cadre. Rêvait-elle? Non! Impossible! Aurélie avait beaucoup d’imagination, elle le savait, mais cette scène était bien réelle: il y avait trop de clarté pour en douter.
L’écureuil franchit tout à coup un nouveau mètre. Hourra! Crocky, le retour. L’épisode 2. Comme dans les meilleurs feuilletons. Les meilleurs? Fallait voir! Fille unique, privée de père, rejetée par sa mère, Aurélie ne se sentait pas l’âme d’une héroïne. Personne à qui se confier, un petit ami - et encore! - disparu sans crier gare, un poste de télévision en guise d’interlocuteur, elle ferait piètre figure. Et quel titre lui donnerait-elle? "Sauvez Aurélie..."? Absurde! En tout cas, pas "l’histoire sans fin"!
Arrivée à ce stade de sa réflexion, elle secoua sa longue chevelure d’un blond cendré, regretta aussitôt son geste: surpris, Crocky fit une nouvelle fois demi-tour, préférant battre en retraite. Il avait repéré la noix mais un soudain cyclone l’avait forcé à prendre ses distances. Survivre? Le maître-mot. Le vent s’était évanoui, insensible aux affres humaines; à présent, Aurélie regardait sans voir: allongée sur le côté droit, déconnectée, la main toujours tendue, elle n’était plus. D’une certaine façon. L’oeil du cyclone? L’animal s’était retiré, elle également. L’écureuil avait renoncé, tout comme elle. Crocky avait choisi... la vie? Le farniente? Tant de questions... pourquoi? Son dernier jour, oui, mais qu’en faire? Pourquoi ne pas en finir dans la seconde? Elle ferma les yeux, se laissa glisser sur le dos. Si elle pouvait s’endormir pour ne plus s’éveiller... Aucun prince ne viendrait l’embrasser. Ne viendrait la tirer de son sommeil. Aucun prince.
Non loin d’elle, un oiseau commença à chanter une joyeuse mélodie aux notes sereines, aigües; les larmes lui montèrent aux yeux, incompressibles. Dépit? Colère? Souffrance? Saisissant, le contraste. A l’intérieur, elle bouillonnait; autour d’elle régnait le calme. Une touche d’éternité l’enveloppait. Insupportable...
Mais bouillonner ne signifiait-il pas que la vie l’habitait encore? Que la flamme était toujours là, synonyme d’intérêt, de passion d’une certaine manière? Encore un indice que l’espoir... mais qu’était-ce? Un délicat frottement contre sa peau lui fit rouvrir les yeux. Crocky s’était avancé, silencieux, comme concerné. Cette noix? La tentation suprême, à moins qu’il ne vienne lui déclarer son enthousiasme. Sa sympathie. Comme le chien lèche la main de son maître par attachement ou par intérêt, l’écureuil semblait lui témoigner de l’affection, folle idée selon Aurélie mais elle ne bougea pas d’un pouce, et c’était justement ce pouce l’objet de son attention. Visiblement. Non la noix! Etrange situation quasi surréelle! Alice au pays des merveilles? Aurélie au coeur de l’incertitude sans nul doute et, à propos de coeur, le sien battait à s’en éclater le péricarde, marquant le passage du temps sur son insignifiante petite personne. Insignifiante à tel point qu’elle se sentait fondre, ou fusionnait-elle avec le décor? Avec la nature qui semblait vouloir l’engloutir? L’ingérer?
Crocky jouait. Manifestement, ou l’analysait-il? La décortiquait-il morceau par morceau? Délaissée, la noix. Même dénigrée. Lui serait-elle plus alléchante? Plus à son goût? Dans l’expectative, elle soupira. L’expectative, un fichu sentiment; s’y mêlait la crainte. La crainte d’être rejetée. Une fois de plus. Pourquoi? Elle était au bout du chemin, elle le savait, pourquoi dans ce cas chercher une porte de sortie? Aurélie inclina doucement le buste. "Crocky, murmura-t-elle, puis-je te parler? Tu me parais un interlocuteur fiable, un peu poilu je l’avoue, mais qu’importe! Je les aime ainsi. Enfin...je les aimais. Je suis le fruit d’une aventure de ma mère avec une star de la télévision qui a préféré fuir ses responsabilités. Oui, mon père...plutôt mon géniteur, a pris ses jambes à son cou et croisé un poteau dans lequel il s’est encastré. Irrémédiablement, et il en est mort. Le choc...pour maman surtout! Depuis vingt ans, elle..."
S’interrompant, elle se demanda soudain s’il l’écoutait. S’intéressait-il à elle ou ne faisait-il que passer? Traverser sa vie? "Oui, maman et moi avons indéniablement le même caractère et je lui rappelle...son erreur? Suis-je une erreur de la nature? Elle s’est emmurée dans le silence à ce sujet. A-t-elle refoulé, occulté cette aventure au point d’avoir tout oublié? Elle se demande peut-être qui je suis en fin de compte. Si je suis bien sa fille."
Immobile, Crocky lui répondit par le silence, sans doute désireux de taire son opinion. Sa mère? Une forte tête, tout comme elle, mais manifestement déshumanisée. Judith avait perdu une partie d’elle-même vingt ans plus tôt. Amnésie? Non puisqu’elle avait pu lui révéler ses origines. Alors quoi? Cherchant à s’immiscer, le vent avait repris, lui soufflant que ce n’était pas encore la fin. La fin de tout. L’oméga. "Aurélie, reprends-toi. Ressaisis-toi, crut-elle entendre, et tu n’es pas ta mère. Trouve-toi, démarque-toi, exploite tes talents. Tu es intelligente. Ne te laisse pas détruire par l’image que tu projettes de toi. Pourquoi veux-tu en finir? Parce que l’on ne t’aime pas pour toi-même? Parce que l’on t’apprécie seulement pour ton joli minois et ton exquise silhouette? Vis, Aurélie. Reprends-toi."
Sidérée, la jeune blonde se figea. Comment le vent pouvait-il...? Non, ce n’était que l’effet de son imagination. Elle rêvait. A coup sûr! Mais non! Elle connaissait ce bois, cette plaisante clairière, ce chêne centenaire au pied duquel elle s’était affalée. La symphonie pastorale! Tout était bien réel et, pour s’en convaincre, elle cligna les yeux avant de fixer d’un air sceptique Crocky qui paraissait l’étudier. Une fois de plus. "Oui, je les ai envoyés bouler. Tous. Sans exception. L’un après l’autre. Parader à mes côtés en roulant des mécaniques comme si j’étais...une propriété privée? Non! Trois fois non et même mille fois non! Je n’ai pas demandé à hériter d’un tel physique, sais-tu, et les filles sont si jalouses que je suis obligée de me cacher, moi, Aurélie Dubuisson. Non, c’est pas une vie!"
Fermant les paupières, Aurélie poussa alors un tel hurlement qu’elle se demanda si elle n’avait pas sa place dans un asile. Camisole de force ou pas. La folie la guettait-elle? Sans doute encore un coup de sa mère. Ah l’hérédité! C’était comme la poisse lorsqu’elle se pointait. Une abomination puissance mille. Minimum.
Ecran noir. Silence total. Déconnection. Les yeux clos, elle avait pris le large. Le grand large. Ne plus penser à rien. Faire le vide. Chasser, annihiler la moindre étincelle de vie qui surgirait encore en elle. Pourquoi avait-elle tant de mal à y parvenir? Il lui manquait un interrupteur. On/off. Ce serait ainsi si simple. Aurélie conservait les yeux fermés mais ce n’était pas le off. Pas vraiment. Crocky s’était-il taillé? L’oiseau s’était tu, le vent retiré, le feuillage immobilisé comme si elle avait dicté sa loi: silence absolu, pas le droit à l’action, toute forme de vie éteinte, interdite si pas anéantie.
Aurélie rouvrit subitement les yeux, vaincue. Rien à faire! Même ténu, un fil la reliait toujours au monde. Elle avait pourtant décidé de le quitter, rien ne la ferait changer d’avis. Trop de pensées l’agitaient, accompagnées de tourments, également de ressentiments lorsqu’elle examinait sa vie. Sa vie! En était-ce une? Jamais personne n’avait tenté d’aller au-delà de l’image qu’elle véhiculait; socialement et professionnellement, c’était la déconfiture: ses aptitudes, ses capacités, son ouverture d’esprit passaient toujours au second plan. Que devait-elle faire pour...plaire? Non, ce n’était pas le bon mot. Elle plaisait assurément. "Quel joli nez incurvé elle a, notre Aurélie!" "Ô la mignonne fossette qu’elle dévoile quand elle sourit!" "As-tu remarqué l’appétissante courbe de ses hanches?" "Ses rondeurs, ses arrondis? Une once de paradis! Et quelle saveur au balcon!" Derrière son dos, cela fusait à tel point qu’elle était devenue la Barbie Aurélie de la Communication. "Communication? Mon c..." songea-t-elle amèrement.
A suivre...bien entendu
Sous les feuillages, que va-t-il encore se produire?
Aurélie survivra-t-elle?
Vent d'ange...//Frontières, textes inédits de Thierry-Marie Delaunois écrivain
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