Au bonheur des ogres de Daniel Pennac lu par Thierry-Marie Delaunois

  "Voilà. Je m'endors. Mais c'est pour me réveiller aussitôt. La ronde sournoise des questions, insidieuses d'abord, puis de plus en plus précises, rallume mes petites lumières. Conscience parfaitement claire. Je repense à la photographie planquée dans le tiroir de ma table de nuit. Pas sous les auspices de l'horreur, cette fois-ci. Non, j'y repense comme à un indice. Le seul indice..." Un indice? Qu'est-ce qui préoccupe notre ami Ben également flanqué de plusieurs frères et soeurs dont il a la charge, voire la responsabilité? Dans quelle galère s'est-il embarqué? La suspicion règne quant à son rôle dans les explosions de bombe au Magasin... Innocent ou impliqué jusqu'au cou, le Ben? Aurait-il laissé derrière lui un indice susceptible de l'incriminer?

  Classique de la littérature (Gallimard, 1985), "Au bonheur des ogres" de Daniel Pennac, auteur chevronné, séduit, touche aussi par sa narration d'une belle fluidité et un style enjoué pimenté de singulières réflexions et d'exclamations souvent proches de l'onomatopée. Récit très vivant par la simplicité des mots choisis et l'originalité des images suggérées, "Au bonheur des ogres" développe sous des dehors de progression "au petit bonheur" une histoire bien construite; l'on se demande constamment Qui et Pourquoi? Une, deux, puis une troisième explosion cette fois au Photomaton, est-ce dans le but de couler le Magasin dans lequel notre ami Ben exerce sa fonction d'employé au Contrôle Technique sans cesse malmené mais aussi bon comédien? Les dialogues sont on ne peut plus plaisants, les personnages, atypiques, bien campés comme l'on dit au cinéma. Quelques perles au catalogue.

  L'histoire? Côté famille, la mère s'est tirée, laissant Louna, Thèrèse, Clara, Jérémy onze ans et le petit dernier cinq ans aux mains de Benjamin leur grand frère; côté coeur, tante Julia a été séduite par l'homme et sa nature de bouc (émissaire?) tandis que côté boulot, une première bombe a explosé au rayon Jouets cinq minutes après son passage. Alors quoi? Pourquoi soupçonne-t-on Benjamin Malaussène? Celui-ci se pose beaucoup de questions et ses confrontations avec le commissaire divisionnaire Coudrier relèvent parfois de l'épique; Pennac s'en donne à coeur joie, visiblement, menant en bateau aussi bien Ben que le lecteur: "Le seul indice. Et que Théo veut cacher à la police. Je ne veux pas doubler Théo, mais il faudra tout de même lui expliquer que nous jouons là un jeu dangereux; ça va chercher dans les combien, la rétention d'indices? Obstruction d'enquête, complicité peut-être? Théo, Théo, il faut donner cette photo aux flics si tu ne veux pas nous faire plonger."

  Une citation du cinéaste Woody Allen ouvre l'oeuvre: "Les méchants ont sans doute compris quelque chose que les bons ignorent." Soit, autant vouloir chercher une aiguille dans une botte de foin et qu'est-ce donc que cette histoire d'ogres Noël dont rêve le plus jeune? Tentons de dénouer les fils ne fût-ce que pour nous régaler de ces rares instants où Ben narre aux enfants les événements en y mêlant quelques éléments sortis tout droit de son imagination. Distinguer le vrai du faux? En s'immergeant dans l'oeuvre, plaisir manifeste et apnée garantie. Personnellement, j'aurais dû lire ce petit bijou de fantaisie il y a trente ans...