Les visages de Jesse Kellerman lu par Thierry-Marie Delaunois
Les visages de Jesse Kellerman lu par Thierry-Marie Delaunois
"Les mots me manquent pour vous décrire ce que je vis. J'essaie quand même: une ménagerie étourdissante de formes et de visages; des anges, des lapins, des poulets, des lutins, des papillons, des bêtes informes, des créatures mythologiques à dix têtes, des machines extravagantes avec des bouts d'organes humains, le tout tracé d'une main précise, minutieux et grouillant sur la feuille, vibrant de mouvement, dansant..." Des dessins hallucinants, d'innocents portraits d'enfants, au décor torturé, dessins ahurissants, comme possédés, ce sont d'étranges tableaux que Ethan découvre dans des cartons et, de ce roman, Harlan Coben himself aurait déclaré: "Si vous n'avez pas encore lu Jesse Kellerman, ne perdez pas une seconde." Vraiment?
Grand Prix des lectrices de "Elle" 2010, d'une écriture simple mais non avare en narrations, comportant deux récits contés en parallèle faits pour se croiser, "Les visages" offre au lecteur une idée de départ originale, une véritable énigme: Ethan Muller, 33 ans, galeriste new-yorkais, met au jour la plus grande oeuvre d'art jamais créée: au centre de sa découverte, des visages de chérubins tous morts disparus ou assassinés quarante ans plus tôt. Intrigué, désireux de connaître le fin mot de l'histoire, il entraînera dans son sillage Ruby et Nat, ses amis et partenaires co-galeristes, Marylin, son impériale voire impérieuse maîtresse, Tony, le bras droit de son père, Lee Mac Grath, policier à la retraite, Samantha, la fille de ce dernier également flic, découvrant bientôt l'identité de l'auteur des dessins: Victor Cracke, disparu lui aussi depuis un certain temps, sorte d'insaisissable fantôme, personnage dont on ne sait rien ou presque. Et quelle est cette curieuse histoire narrée en parallèle démarrant en 1847, où l'on suit la carriole de Solomon, se terminant de nos jours après des haltes en 1918, 1931, 1939 notamment? Vraiment curieuse, l'odyssée qui nous est contée...
Ecrivain de polars né à L.A. en 1978, fils des écrivains Jonathan et Faye - Ah, l'hérédité! -, Jesse Kellerman a étudié la psychologie à Harvard; marié, il a une épouse lui procurant sans cesse soutien, idées et conseils, d'où probablement cette manière intimiste d'écrire, ce style impliquant le lecteur dans l'aventure, cette fluidité dans les descriptions des sentiments et émotions. La fibre littéraire en provenance de ses parents tous deux portés sur la plume.
"Les visages", une petite réussite? Question qualité de la narration et originalité sans nul doute: "...dansant, courant, jaillissant, dévorant, se dévorant mutuellement, perpétrant des tortures atroces et sanglantes, un carnaval de luxure et d'émotions, toute la sauvagerie et la beauté que la vie peut offrir, mais en exagéré, délirant, intense, puéril, pervers, avec un côté BD joyeux et hystérique; et, moi, je me sentis assailli, agressé, pris d'un furieux désir à la fois de détourner le regard et de plonger dans la page." Victor artiste détraqué? Au lecteur d'enquêter en compagnie de Ethan, personnage non libéré de tout complexe, d'une fragilité inhérente avec ses paradoxes, rebelle, parfois incontrôlable, non dénué d'un certain narcissisme. Le suivre, c'est s'impliquer, s'abîmer, devenir peut-être l'un de ces visages pris au piège. Une lecture recommandée, ce Kellerman? Pour qui aime les polars à progression par touches et évoluer au coeur des galeries d'art contemporain, aux décors de "terre vivante, aux dimensions variables: une géographie tantôt plate, tantôt formidablement déchiquetée et exubérante, traversée de routes sinueuses portant des noms de vingt lettres..." Dixit Ethan.