Tant de silences, de Philippe De Riemaecker, par Thierry-Marie Delaunois
Tant de silences, de Philippe De Riemaecker, par Thierry-Marie Delaunois
"Je me lève péniblement, solitaire, isolé. Je porte mon anéantissement devant les échecs qui nous guident. L'avenir me fait frémir, l'avenir me semble condamné à son tour. Mes mains se portent vers un encadrement. On y voit le visage de cet homme que j'aimerais connaître en plus grande intimité. "Mon père, je regarde, je..." Les yeux se sont ouverts... Ils ont posé comme un murmure sur le bord de mes lèvres. Une perle s'est montrée, une autre l'a suivie..." Qui est notre narrateur et d'où provient cette souffrance qui le taraude? Serait-il en deuil, de ceux qui obsèdent, même désespèrent l'être au point d'anéantir autant son futur que son présent?
Oeuvre romanesque parfaitement maîtrisée, d'une profondeur rarement égalée et d'une écriture à la fois élégante et foisonnante semée de narrations épiques - les mots pesés, tous justes et justifiés! -, "Tant de silences!" nous entraîne dans le sillage de trois petits groupes distincts de personnages, les premiers, d'origine iranienne fuyant la Révolution, les suivants, concierges dans un couvent vivant au rythme d'étranges phénomènes enveloppés de silences, les derniers, rudement touchés par un deuil d'une incommensurable douleur particulièrement pour notre narrateur, fils du défunt.
Un roman-odyssée? Si Homère avait vécu en ce siècle, il se serait retrouvé ici face à un sérieux rival en la personne de l'auteur Philippe De Riemaecker, écrivain belge d'origine namuroise né en 1955, également compositeur, photographe, notamment membre de l'Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie et prix du Salon du Livre de Mazamet 2014 avec son premier roman "Quand les singes se prennent pour des dieux". Un auteur-philosophe inspiré s'étant d'abord fait connaître par la poésie, "Tant de silences!" se dévoilant intense, dense en valeurs humaines, le reflet d'une actualité aussi brûlante que le sable du désert qu'affrontent Jahangir et Shannaz, notre couple de fugitifs accompagné de chèvres et d'une jeune bergère atteinte de cécité. Mais que fuient-ils exactement? Qu'est-ce qui les a poussés à quitter l'Iran, leur pays d'origine?
Sorte de triptyque d'une construction habile que l'on ne peut qu'admirer, "Tant de silences!" nous convie à suivre les destinées plus qu'incertaines, tourments, réflexions et pensées profondes mêlés, de singuliers personnages d'une humanité transpirant même entre les lignes, créés par un auteur plus tourné vers l'intérieur, le moi, l'âme, que vers l'extérieur. Vers cette empreinte de l'invisible distillée en nos coeurs plutôt que vers le paraître et le superficiel que notre époque dilue en nos veines tant imprégnées d'une morosité et d'un abattement si souvent proportionnels à l'ampleur des difficultés que nous rencontrons, les valeurs essentielles à notre bien-être intérieur refoulées, repoussées au profit du bénéfice et des petits - si petits? - profits personnels. De belles paroles creuses s'opposant à des silences bien plus parlants que celles-ci, d'une éloquence criante, de nos coeurs.
A la lecture de ce roman, curieusement le mot exil nous revient tel un mantra à l'esprit, prenant un sens quelque peu différent que l'on soit en compagnie de nos courageux iraniens, de nos consciencieux concierges ou de cette famille se révélant parfois pathétique qui doit faire son deuil. La douleur est présente, poignante, l'espoir fluctuant; nous vibrons, nous nous inquiétons, réfléchissons, méditons en compagnie de Philippe De Riemaecker qui parfois ponctue son récit de descriptions à caractère bucolique à faire rêver, jusqu'à cette énigme finale: "Les mots ne servent à rien s'ils n'ont pas les couleurs du monde qui les entoure."
Notre narrateur parviendra-t-il à retrouver sérénité, joie et positivité à la suite de ce décès qui l'affecte tant? "L'abcès des grande souffrances s'est laissé percer... Seul, toujours seul... Seul en compagnie de ce déferlement, seul au cimetière face à la haine engendrée par la cupidité. Seul devant le deuil qui ensable mon avenir... Que me reste-t-il à faire pour que l'on me retienne ici? Donnez-moi de la tendresse, offrez-moi le plaisir de redevenir enfant! Mon âme est en silence, mon âme est en tourment..."
Emois, déferlement, bruyances dans les méditations, cris et chuchotements, quelques stupeurs et tremblements, des vies sur le fil, "Tant de silences!", c'est un regard, des regards, des âmes qui s'accrochent, pluie et soleil rythmant ces vies, ces fils, ces êtres en recherche...une oeuvre incontournable et selon moi digne d'entrer au Panthéon de nos Lettres, d'où ne peuvent qu'émerger...tant de silences!
(Si j'avais été journaliste ou correspondant, j'aurais adoré interviewer l'auteur sur la genèse de son roman!)